23 de febr. 2011

Maître Zacharius III


Maître Zacharius ou l’horloger
qui avait perdu son âme


TRADITION GENEVOISE

par

Jules VERNE

(Cont.)



III

UNE VISITE ÉTRANGE


La pauvre Gérande aurait vu sa vie s’éteindre avec celle de son père, sans la pensée d’Aubert Thün, qui la rattachait au monde ; aussi son existence se partageait entre les soins donnés à maître Zacharius, et les innocents sourires qu’elle laissait surprendre au jeune ouvrier.

Le vieil horloger s’en allait peu à peu ; ses facultés tendaient à s’amoindrir en se concentrant sur un thème unique : par une funeste association d’idées, il ramenait tout à sa monomanie ; la vie terrestre semblait s’être retirée de lui pour faire place à cette existence fantastique des ombres et puissances intermédiaires ; aussi, quelques rivaux malintentionnés ravivèrent-ils les bruits diaboliques répandus sur les travaux de maître Zacharius.

La nouvelle des symptômes surnaturels qu’éprouvaient ses montres fit un effet prodigieux parmi les maîtres horlogers de Genève. Que signifiait cette soudaine inertie et les singuliers rapports qu’elle paraissait avoir avec la vie de Zacharius ? C’étaient là de ces mystères que l’on n’envisage jamais sans une secrète terreur. Comme les diverses classes de la ville, depuis l’apprenti jusqu’au seigneur, se servaient des montres du vieil horloger, il ne fut personne qui ne jugeât par lui-même l’étrangeté du fait, car ce bizarre accident se renouvelait généralement. On voulut, mais en vain, pénétrer jusqu’à maître Zacharius ; celui-ci tomba fort malade, et sa fille parvint à le soustraire à ces visites incessantes, qui dégénéraient en reproches et en récriminations.

Les médecines et les médecins furent impuissants vis-à-vis de ce dépérissement inorganique, dont la cause leur échappait invinciblement. Il semblait parfois que le coeur du vieillard cessât de battre, et puis ses battements se reprenaient à recommencer.

La coutume existait, dès lors, de soumettre les oeuvres des maîtres à l’appréciation du populaire, après un certain laps de temps. Les chefs des différentes maîtrises cherchaient à s’y distinguer par la nouveauté ou la perfection de leurs ouvrages. Ce fut parmi eux que l’état de maître Zacharius rencontra la plus bruyante pitié, mais une pitié intéressée ; ses rivaux le plaignaient d’autant plus volontiers qu’ils le redoutaient moins. Ils se souvenaient toujours de ses magnifiques horloges à sujets mouvants, ces montres à sonnerie, qui faisaient l’admiration générale et atteignaient aux prix les plus élevés dans les villes de France, de Suisse et d’Allemagne.

Grâce aux soins constants de Gérande et d’Aubert, la santé de maître Zacharius parut se raffermir un peu, et dans cette sorte de quiétude que lui laissa sa convalescence, il put jeter un coup d’oeil sur sa vie et se détacher des pensées qui l’absorbaient. Sa fille l’entraîna au-dehors de sa maison, pour qu’il se retrempât dans les rayons du soleil de printemps. D’ailleurs, il importait qu’il s’éloignât de ce logis, où les pratiques mécontentes affluaient constamment. Aubert demeurait à l’atelier, montant et remontant inutilement ces montres rebelles. Il se prenait quelquefois la tête à deux mains, avec la crainte de devenir fou, comme son maître.

Gérande dirigeait alors les pas de son père du côté des plus riantes promenades de la ville ; tantôt, soutenant le bras de maître Zacharius, elle prenait par Saint-Antoine, d’où la vue s’étendait sur le coteau de Coligny et sur le lac jusqu’à Yvoire en Savoie ; quelquefois, par les belles matinées, on pouvait apercevoir les pics gigantesques du mont Buet se dresser à l’horizon. Gérande nommait par leur nom tous ces lieux presque inconnus de son père, dont la mémoire semblait déroutée, et il éprouvait un plaisir d’enfant à apprendre toutes ces choses, dont le souvenir s’était égaré dans sa tête ; ou bien, la jeune fille s’en allait par le chemin de Ferney admirer la cime orgueilleuse du Mont-Blanc ; elle ramenait dans l’esprit de Maître Zacharius les pensées inactives, et ces deux chevelures, blanche et blonde, se confondaient dans le même rayon du soleil couchant.

Rien, en effet, ne pouvait être plus dangereux pour le vieillard que la solitude ; car il en est ainsi de l’homme, il compare tout à lui-même, et lui-même à tout, et dès lors le bonheur et le malheur ne tiennent plus qu’aux objets auxquels il se compare.

Un autre résultat se produisait aussi dans cet esprit qui se reprenait à penser : le vieil horloger s’aperçut qu’il n’était pas seul en ce monde ; en voyant sa fille jeune et belle, lui vieux et brisé, il songea qu’après sa mort elle resterait seule et sans appui, et il regarda autour de lui et autour d’elle. Bien des jeunes ouvriers de Genève l’avaient déjà courtisée ; mais aucun n’avait eu accès dans la retraite impénétrable où vivait cette famille ; il fut donc tout naturel que, dans cette éclaircie de son existence, le choix du vieillard s’arrêtât sur le bon Aubert Thün. Une fois lancé sur cette pensée, il remarqua que ces deux jeunes gens, élevés dans les mêmes idées et les mêmes croyances, étaient réunis dans certains courants sympathiques et les oscillations de leur coeur lui parurent isochrones, comme il le dit un jour à Scholastique.

La vieille servante, littéralement enchantée, jura par sa sainte patronne que la ville entière le saurait avant un quart d’heure ; maître Zacharius eut grand-peine à la calmer, et obtint d’elle enfin de tenir sur ce secret un silence qu’elle ne garda jamais.

Si bien qu’à l’insu de Gérande et d’Aubert, on causait déjà dans tout Genève de leur union prochaine ; mais il advint aussi que, pendant ces conversations, on entendait souvent un ricanement singulier et une voix qui disait :

« Gérande n’épousera pas Aubert. »

Si les causeurs se retournaient, ils se trouvaient en face d’un petit vieillard qu’ils ne connaissaient pas.

Quel âge avait cet être singulier ? Personne n’eût pu le dire ! On devinait qu’il devait exister depuis un grand nombre d’années ou de siècles, mais voilà tout. Une grosse tête écrasée reposait sur des épaules dont la largeur égalait la hauteur de son corps ; il n’excédait pas trois pieds ; ce personnage eût fait bonne figure sur un support en façon de pendule : le cadran se fût naturellement placé sur sa face, et le balancier aurait oscillé à son aise dans sa poitrine ; on eût pris son nez pour le style d’un cadran solaire, tant il était mince et aigu ; ses dents écartées et à surface épicycloïque ressemblaient aux engrenages d’une roue et grinçaient entre ses lèvres ; sa voix avait le son métallique d’un timbre, et l’on pouvait entendre son coeur battre comme le tic-tac d’une horloge. Ce petit homme, dont les bras se mouvaient à l’instar des aiguilles sur un cadran, marchait lentement et par saccades, sans se retourner jamais ; le suivait-on, on trouvait qu’il faisait une lieue par heure, et sa marche était à peu près circulaire.

Il y avait peu de temps qu’il errait, ou plutôt tournait par la ville ; chaque jour, au moment où le soleil passait au méridien, il s’arrêtait devant la cathédrale de Saint-Pierre et reprenait sa route après les douze coups de midi ; hormis ce moment précis, il semblait surgir dans toutes les conversations où l’on s’occupait du vieil horloger, et l’on se demandait, avec effroi, quel rapport pouvait exister entre maître Zacharius et cet être inexplicable. Au surplus, on remarquait qu’il ne perdait pas de vue le vieillard et sa fille dans leurs promenades nouvelles.

Un jour, sur la Treille, Gérande l’aperçut qui la regardait en riant ; elle se pressa contre son père avec un mouvement d’effroi.

« Qu’as-tu, ma Gérande ? demanda maître Zacharius.

– Je ne sais, répondit inattentivement la jeune fille.

– Je te trouve changée, mon enfant ! Voilà donc que tu vas tomber malade à ton tour ? Tant mieux, ajouta-t-il avec un triste sourire, il faudra que je te soigne, et cela me rendra peut-être la santé.

– Oh ! mon père, ce n’est rien ; j’ai froid ; j’imagine que c’est....

– Eh quoi ? Parleras-tu, Gérande ?

– La présence de cet homme qui nous suit sans cesse », répondit-elle à voix basse.

Maître Zacharius se retourna vers le petit vieillard.

« Ma foi, il va bien, dit-il avec un air de satisfaction : il est justement quatre heures. Ne crains rien, ma fille, ce n’est pas un homme, c’est une horloge ! »

Gérande regarda son père avec terreur. Comment maître Zacharius avait-il pu lire l’heure sur le visage de cette créature ?

« À propos, continua le vieil horloger, sans plus s’occuper de cet incident, je ne vois pas Aubert depuis quelques jours.

– Il ne nous quitte cependant pas, mon père, répondit Gérande, dont les pensées, à ce nom chér, prirent une teinte plus douce et plus lumineuse.

– Que fait-il, alors ?

– Il travaille, mon père.

– Ah ! il travaille à réparer mes montres, n’est-il pas vrai ? Mais il n’y parviendra jamais ; car ce n’est pas une réparation, mais bien une résurrection ! »

Gérande demeura silencieuse.

« Il faudra que je m’informe s’il n’a pas été rapporté de ces montres damnées sur lesquelles le diable a jeté une épidémie ! »

Puis, après ces mots, maître Zacharius tomba dans un mutisme absolu, jusqu’au moment où il heurta la porte de son logis. Pour la première fois, tandis que Gérande regagnait tristement sa chambre, il descendit à son atelier ; au moment où il en franchissait la porte, une des nombreuses horloges suspendues au mur vint à sonner cinq heures ; ordinairement, ces différentes sonneries, admirablement réglées, se faisaient entendre ensemble, et la concordance de leur son réjouissait le coeur du vieillard ; mais, ce jour-là, tous ces timbres tintèrent les uns après les autres avec une grande irrégularité, si bien que pendant un quart d’heure l’oreille fut assourdie par leurs bruits successifs. Maître Zacharius souffrait affreusement ; il ne pouvait tenir en place ; il allait de l’une à l’autre de ces horloges, les suppliant en vain de sonner en mesure, comme un chef d’orchestre qui ne serait plus maître de ses musiciens.

Lorsque le dernier son vint à mourir, la porte de l’atelier s’ouvrit, et maître Zacharius frissonna de la tête aux pieds en voyant devant lui le petit vieillard, qui le regarda fixement et lui dit :

« Maître, ne puis-je m’entretenir quelques instants avec vous ?

– Qui êtes-vous ? demanda brusquement l’horloger.

– Un confrère, et rien de plus. C’est moi qui suis chargé de régler le soleil.

– C’est vous qui réglez le soleil ? répliqua vivement maître Zacharius sans sourciller ; eh bien, je ne vous en complimenterai guère ! Votre soleil va mal, et pour nous trouver d’accord avec lui, nous sommes obligés tantôt d’avancer nos horloges et tantôt de les retarder !

– Et par le pied fourchu du diable ! vous avez raison, mon maître : mon soleil ne marque pas toujours midi à la même heure ; mais bientôt on saura que cela vient du mouvement de la terre autour de lui, et l’on inventera une sorte de jour moyen qui équilibrera ces différences.

– Eh ! vivrai-je encore à cette époque ? demanda le vieil horloger, dont les yeux s’animaient.

– Sans doute, répliqua le petit vieillard en riant ; est-ce que vous pouvez croire que vous mourrez, vous ?

– Hélas ! je suis pourtant bien malade !

– Au fait, causons de cela. Par Belzébuth ! cela nous mènera à ce dont je veux vous parler. »

Et ce disant, cet être bizarre sauta sans façon sur le vieux fauteuil de cuir et ramena ses jambes l’une sous l’autre, à la façon de ces os décharnés qui se croisent sous les têtes de mort ; puis il reprit avec un ton ironique :

« Voyons, ça, maître Zacharius, que se passe-t-il donc dans cette bonne ville de Genève ? On dit que votre santé s’altère, que vos montres ont besoin de médecine !

– Enfin vous voyez, vous, qu’il y a un rapport intime entre leur existence et la mienne ? s’écria Zacharius.

– Moi, j’imagine qu’elles ont des défauts, des vices même. Si ces gaillardes-là n’ont pas une conduite fort régulière, il est juste qu’elles portent la peine de leur dérèglement ; il m’est avis qu’elles auraient besoin de se ranger un peu.

– Qu’appelez-vous des vices ? fit maître Zacharius en rougissant du ton sarcastique avec lequel ces paroles avaient été prononcées. Est-ce qu’elles n’ont pas le droit d’être fières de leur naissance et de leur beauté ?

– Pas trop, pas trop, elles portent un nom célèbre, et sur leur cadran se grave une signature illustre dans le monde ; elles ont le privilège exclusif de s’introduire parmi les plus nobles familles, de présider à leurs décisions et d’en régler les objets divers. Eh bien, ne pensez-vous pas qu’elles aient à se plaindre en voyant votre découragement et votre impuissance ; car maintenant, maître Zacharius, le plus inhabile des apprentis de Genève vous en remontrerait.

– À moi, à moi ? maître Zacharius ? s’écria le vieillard avec un terrible mouvement d’orgueil.

– À vous, maître Zacharius, qui ne pouvez rendre la vie à vos montres !

– Mais c’est que j’ai la fièvre, répondit le vieil horloger, tandis qu’une sueur froide lui courait par tous les membres.

– Eh bien, elles mourront avec vous, puisque vous êtes si empêché de redonner l’élasticité à vos ressorts !

– Mourir ! Non pas, vous l’avez dit ; je ne peux pas mourir, moi, le premier horloger du monde ; moi qui, au moyen de ces pièces de toutes sortes et de ces rouages divers, ai su régler le mouvement ! N’ai-je donc pas assujetti l’infini à des lois exactes, et ne puis-je en disposer en souverain ? Avant qu’une main habile, un sublime génie vînt disposer régulièrement ces heures égarées, dans quel vague immense était plongée la destinée humaine ? À quel mouvement certain pouvaient se rapporter les actes de la vie ? Mais vous, homme ou diable, qui que vous soyez, vous n’avez donc jamais songé à la magnificence de notre art, qui appelle toutes les sciences à son aide, embrasse toute l’existence humaine et se mêle invinciblement à ses théories et à ses pratiques ? Non ! non ! maître Zacharius ne peut pas mourir ! car, puisque j’ai réglé le temps, le temps finirait avec moi ; il retournerait à cet infini, dont mon génie a su l’arracher, et se perdrait irréparablement dans le gouffre sans fond du néant. Non, je ne puis pas plus mourir que le Créateur de cet univers soumis à mes lois ; je suis devenu son égal, et j’ai partagé sa puissance : maître Zacharius a créé le temps, si Dieu a créé l’éternité. »

Le vieil horloger ressemblait alors à l’ange déchu, et d’orgueilleux rayons se croisaient au-dessus de sa tête. Le petit vieillard le caressait du regard, et semblait lui souffler tout cet emportement impie.

« Bien dit, maître, répliqua-t-il sérieusement : Belzébuth avait moins de droits que vous de se comparer à Dieu ! Il ne faut pas que votre gloire périsse ; aussi votre serviteur veut-il vous donner le moyen de dompter ces montres rebelles.

– Quel est-il ? quel est-il ? s’écria Zacharius.

– Vous le saurez le lendemain du jour où vous m’aurez accordé la main de votre fille.

– Ma fille Gérande ?

– Elle-même !

– Le coeur de ma fille n’est pas libre, répondit sérieusement Zacharius à cette demande, qui ne parut ni le choquer ni l’étonner.

– Bah !... Ce n’est pas la moins belle de vos horloges ; mais elle finira par s’arrêter aussi.

– Ma fille, ma Gérande !... Jamais !...

– Eh bien, travaillez, maître Zacharius ; montez et démontez vos montres ; préparez le mariage de votre fille et de votre ouvrier !... Trempez des ressorts faits de votre meilleur acier ; bénissez votre gendre et sa belle fiancée, mais souvenez-vous que vos montres ne marcheront jamais et que Gérande n’épousera pas Aubert ! »

Et là-dessus, le petit vieillard ricana et sortit, mais pas si vite que maître Zacharius ne pût entendre sonner six heures dans sa poitrine.

(à suivre)