23 de febr. 2011

Maître Zacharius I


Maître Zacharius ou l’horloger
qui avait perdu son âme

TRADITION GENEVOISE
par

Jules VERNE
Illustrations: Theofile Schuler


I
NUIT D’HIVER

La ville de Genève est située à la pointe occidentale du lac de Genève ; le Rhône la traverse à sa sortie du lac, en la partageant en deux quartiers distincts, et se divise lui-même, au centre de la cité, par une île jetée entre ses deux rives. Cette disposition topographique se reproduit souvent dans les grands centres de commerce ou d’industrie ; sans doute, les premiers indigènes furent séduits par les facilités de transport que leur offraient les bras rapides des fleuves, ces chemins qui marchent tout seuls, suivant le vieil adage ; avec le Rhône, ce sont des chemins qui courent.

Au temps où des constructions neuves et régulières ne s’élevaient pas encore sur cette île, ancrée comme une galiote hollandaise au milieu du fleuve, un merveilleux entassement de maisons grimpées les unes sur les autres offrait à l’oeil une confusion pleine de charmes. Le peu d’étendue de l’île avait forcé quelques-unes d’elles à se jucher sur des pilotis engagés pêle-mêle dans les rudes courants du Rhône ; ces gros madriers, noircis par les temps, usés par les eaux, ressemblaient aux pattes d’un crabe immense, et produisaient un effet fantastique ; des filets jaunis, véritables toiles d’araignée, au sein de cette substruction séculaire, s’agitaient dans l’ombre comme le feuillage mort de ces vieux bois de chêne, et le fleuve s’engouffrant au milieu de cette forêt ténébreuse, avec de lugubres mugissements.

Une des habitations aériennes frappait par son caractère d’étrange vétusté ; c’était la maison du vieil horloger, maître Zacharius, de sa fille Gérande, d’Aubert Thün, son apprenti, et de sa vieille servante Scholastique.


Quel homme à part que ce Zacharius ! Son âge semblait indéchiffrable ; nul des plus vieux de Genève n’eût pu dire depuis quand sa tête maigre et pointue vacillait sur ses épaules, ni le jour où, pour la première fois, on le vit marcher par les rues de la ville, en laissant flotter à tous vents sa longue chevelure blanche. Cet homme ne vivait pas ; il oscillait à la façon du balancier de ses horloges ; sa figure, sèche et cadavérique, affectait des teintes sombres ; comme les tableaux de Léonard de Vinci, il avait poussé au noir.

Sa fille Gérande occupait la plus belle chambre de la vieille maison, d’où, par une étroite fenêtre, son regard allait mélancoliquement se reposer sur les cimes neigeuses du Jura ; mais la chambre à coucher et l’atelier du vieillard consistaient en une sorte de cave située presque au ras du fleuve, et dont le plancher reposait sur les pilotis mêmes. Depuis un temps immémorial, maître Zacharius n’en était sorti qu’aux heures des repas et pour régler les différentes horloges de la ville ; il passait le reste du temps près d’un établi couvert de nombreux instruments d’horlogerie, qu’il avait pour la plupart inventés.

Car c’était un habile homme ; ses oeuvres se prisaient fort dans toute la France et l’Allemagne ; les plus industrieux ouvriers de Genève reconnaissaient hautement sa supériorité ; et quel honneur pour cette ville horlogomane, qui le montrait avec orgueil, en disant : « À lui revient la gloire d’avoir inventé l’échappement ! »

En effet, de cette invention, que les travaux de Zacharius feront comprendre plus tard, date la naissance de la véritable horlogerie.

Eh bien, après avoir longuement et merveilleusement travaillé, Zacharius remettait avec lenteur ses outils en place, recouvrait de légères vêtrines les fines pièces qu’il venait d’ajuster, et rendait le repos à la roue active de son tour ; puis il soulevait un judas pratiqué au milieu de son réduit, et là, penché des heures entières, tandis que le Rhône se précipitait avec fracas sous ses yeux, il s’enivrait à ses brumeuses vapeurs.

Par un soir d’hiver, la vieille Scholastique servit le souper, auquel, selon les antiques usages, elle prenait part avec le jeune ouvrier. Bien que des mets soigneusement apprêtés lui fussent offerts dans une belle vaisselle bleue et blanche, maître Zacharius ne mangea pas ; il répondit à peine aux douces paroles de Gérande, que la taciturnité plus sombre de son père préoccupait visiblement ; le babillage de Scholastique elle-même passa inentendu à son oreille, comme ces grondements du fleuve auxquels il ne prenait plus garde. Après ce repas silencieux, le vieil horloger quitta la table, sans embrasser sa fille ni donner à ses hôtes le bonsoir accoutumé ; il disparut par l’étroite porte qui conduisait à sa retraite, et, sous ses pas pesants, l’escalier gémit avec des plaintes étranges.

Gérande, Aubert et Scholastique demeurèrent quelques instants sans parler. Ce soir-là, le temps était sombre ; les nuages se traînaient lourdement le long des Alpes, et menaçaient de se fondre en pluie ; la sévère température de la Suisse emplissait l’âme de tristesse et de brume, tandis que les vents du midi rôdaient aux alentours avec de sinistres sifflements.

« Savez-vous bien, ma chère demoiselle, dit enfin Scholastique, que notre maître est tout en dedans ? Je comprends qu’il n’ait pas eu faim : ses paroles lui sont restées dans le ventre, et bien adroit serait le diable qui lui en tirerait quelqu’une !

– Mon père a quelque secret motif de chagrin que je ne puis même pas soupçonner, répondit Gérande, tandis qu’une douloureuse inquiétude s’imprimait sur son visage.

– Mademoiselle, ne permettez pas à tant de tristesse d’envahir votre coeur ; vous connaissez les singulières habitudes de maître Zacharius ; qui peut lire sur son front ses pensées secrètes ? Quelque ennui sans doute lui est survenu, mais demain il ne s’en souviendra pas, et se repentira vraiment d’avoir causé quelque peine à sa fille ! »

Aubert parlait de cette façon, en fixant ses regards sur les beaux yeux de Gérande. Aubert, le seul ouvrier que maître Zacharius eût jamais admis à l’intimité de ses travaux, car il appréciait son intelligence, sa discrétion et sa grande bonté d’âme, Aubert s’était attaché à Gérande, avec cette foi mystérieuse qui préside aux dévouements héroïques.

Gérande avait dix-huit ans ; l’ovale de son visage rappelait les naïves madones que la vénération suspend au coin des rues des vieilles cités de Bretagne ; ses yeux respiraient une simplicité infinie ; on l’aimait, comme la plus suave réalisation du rêve d’un poète. Ses vêtements affectaient des couleurs peu voyantes, et le linge blanc qui se plissait sur ses épaules avait cette teinte et cette senteur particulières au linge d’Église. Elle vivait d’une existence tout onctueuse et mystique, dans cette ville de Genève qui n’était pas encore livrée à la sécheresse du calvinisme.

Ainsi que soir et matin elle lisait ses prières latines dans son missel à fermoir de fer, elle avait lu un sentiment inconnu dans l’âme d’Aubert Thün ; elle en comprenait la pensée générale, sans se rendre compte des détails ; elle en devinait le sens, et ne se doutait pas des mots ; d’ailleurs elle ne se refusait pas à cette expansion pleine de charmes, et, de même que les fleurs à la saison nouvelle, la reconnaissance éclosait naturellement dans son coeur.

La vieille Scholastique voyait bien cela, mais n’en disait mot ; sa loquacité s’exerçait de préférence sur les malheurs de son temps. On ne cherchait point à l’arrêter ; il en était d’elle comme de ces tabatières à musique que l’on fabriquait à Genève : une fois montée, il aurait fallu la briser pour qu’elle ne jouât pas tous ses airs.

En trouvant Gérande plongée dans une taciturnité douloureuse, elle quitta sa vieille chaise de bois, fixa un cierge sur la pointe d’un chandelier, l’alluma et le posa près d’une petite vierge de cire abritée dans sa niche de pierre. C’était la coutume de s’agenouiller devant cette madone protectrice du foyer domestique, en lui demandant d’étendre sa grâce bienveillante sur la nuit prochaine ; mais Gérande demeura silencieuse à sa place.

« Eh bien, ma chère demoiselle, dit Scholastique avec étonnement, le souper est fini, et voici l’heure du bonsoir ; voulez-vous fatiguer vos yeux dans des veilles prolongées ?... Ah ! sainte Vierge ! c’est pourtant le cas de dormir et de retrouver un peu de joie dans de jolis rêves ! À cette époque maudite où nous vivons, qui peut se promettre une journée de bonheur ?

– Ne faudrait-il pas envoyer quérir quelque médecin pour mon père ? demanda Gérande.

– Un médecin ! s’écria la vieille servante ; a-t-il jamais prêté l’oreille à toutes leurs imaginations et sentences ! Il peut y avoir des médecines pour les montres, mais, à coup sûr, non pas pour les corps !

– Que faire ? murmura Gérande. S’est-il remis au travail ? s’est-il livré au repos ?

– Gérande, répondit doucement Aubert, quelque contrariété morale réagit sur maître Zacharius, et voilà tout.

– La connaissez-vous, Aubert ?

– Peut-être.

– Racontez-nous cela, s’écria vivement Scholastique, en éteignant parcimonieusement son cierge.

– Depuis plusieurs jours, Gérande, il se passe un fait incompréhensible : les montres que votre père a faites et vendues s’arrêtent subitement. On lui en a rapporté un grand nombre ; il les a démontées avec soin ; les ressorts étaient en bon état et les rouages parfaitement établis ; il les a remontées avec plus de soin encore ; mais, en dépit de son habileté, elles sont demeurées sans mouvement.

– Il y a du diable là-dessous ! s’exclama Scholastique.

– Que veux-tu dire ? demanda Gérande ; ce fait me semble naturel ; tout est borné sur terre, et l’infini ne peut sortir de la main des hommes.

– Il n’en est pas moins vrai, répondit Aubert, qu’il y a en cela quelque chose d’extraordinaire et de mystérieux. J’ai aidé moi-même maître Zacharius à rechercher la cause de cette inertie, et je n’ai pu la trouver ; et, plus d’une fois, c’est avec un profond désespoir que les outils me sont tombés des mains.

– Aussi, reprit Scholastique, pourquoi se livrer à tout ce travail de réprouvé ? Est-il naturel qu’un petit instrument de cuivre puisse marcher tout seul et marquer les heures ? On aurait dû s’en tenir au cadran solaire !

– Vous ne parlerez plus ainsi, Scholastique, quand vous saurez que le cadran solaire fut inventé par Caïn !

– Seigneur mon Dieu ! que m’apprenez-vous là ?

– Croyez-vous, reprit ingénument Gérande, que l’on puisse prier Dieu de rendre la vie aux montres de mon père ?

– Sans aucun doute, répondit le jeune ouvrier.

–Voici des prières inutiles, grommela la vieille servante, mais le Ciel en pardonnera l’intention. »

Le cierge fut rallumé ; Scholastique, Gérande et Aubert s’agenouillèrent sur les dalles de la chambre, et la jeune fille, de sa pieuse voix, pria pour l’âme de sa mère, pour la sanctification de la nuit, pour les voyageurs et les prisonniers, pour les bons et les méchants, et surtout pour les tristesses inconnues de son père.

Puis, ces trois dévotes personnes se relevèrent avec quelque confiance au coeur, car elles avaient remis leur peine dans le sein de Dieu.

Aubert regagna sa chambre ; Gérande s’assit toute pensive près de sa fenêtre, pendant que les dernières lueurs s’éteignaient dans la ville de Genève ; et Scholastique, après avoir versé un peu d’eau sur les tisons embrasés, et poussé les deux énormes verrous, se jeta sur son lit, où elle ne tarda pas à rêver qu’elle mourait de peur.

Cependant, l’horreur de cette nuit d’hiver avait augmenté ; parfois, avec les tourbillons du fleuve, le vent s’engouffrait sous les pilotis, et la maison frissonnait tout entière ; mais la jeune fille, absorbée par sa tristesse, ne songeait qu’à son père : depuis les paroles d’Aubert Thün, la maladie de maître Zacharius avait pris à ses yeux des proportions fantastiques ; il lui semblait que cette chère existence devenait purement mécanique, et se mouvait avec effort sur ses pivots usés.


Soudain l’abat-vent, violemment poussé parla rafale, heurta la fenêtre de la chambre ; Gérande tressaillit et se leva électriquement, sans comprendre la cause de ce bruit qui secoua sa torpeur. Néanmoins, son émotion se calma ; elle ouvrit le châssis : les nuages avaient crevé ; une pluie torrentielle crépitait sur les toitures environnantes. La jeune fille se pencha au dehors pour attirer le volet ballotté par le vent ; mais elle eut peur ; il lui parut que la pluie et le fleuve, confondant leurs ondes tumultueuses, submergeaient cette pauvre maison dont les ais craquaient de toutes parts. Elle voulut fuir hors de cette chambre ; mais elle aperçut au-dessous d’elle la réverbération d’une lumière qui devait venir du réduit de maître Zacharius, et dans un de ces calmes sinistres où se taisent les éléments déchaînés, son oreille fut frappée par des sons plaintifs. Elle tenta de refermer sa fenêtre, et ne put y parvenir ; le vent la repoussait avec violence, comme un malfaiteur qui s’introduit dans une habitation.

Gérande pensa devenir folle de terreur... Que faisait donc son père ?... Elle ouvrit la porte, qui lui échappa des mains et battit bruyamment sous l’effort de la tempête ; elle se trouva alors dans la salle obscure du souper, parvint, en tâtonnant, à gagner l’escalier qui aboutissait à l’atelier de maître Zacharius, et s’y laissa glisser, pâle et mourante.

Le vieil horloger était tout debout au milieu de cette chambre que remplissaient les mugissements du fleuve ; ses cheveux hérissés lui donnaient un aspect sinistre ; il parlait, il gesticulait, sans voir, sans entendre. Gérande demeura glacée sur le seuil.

« C’est la mort ! disait maître Zacharius d’une voix sourde, c’est la mort !... Que me reste-t-il à vivre, maintenant que j’ai dispersé mon existence par le monde ! car moi, maître Zacharius, je suis l’âme de toutes ces montres ; c’est une partie de moi-même que j’ai enfermée dans chacune de ces boîtes de fer, d’argent ou d’or ! Chaque fois que s’arrête une de ces horloges maudites, je sens mon coeur qui cesse de battre, car je les ai réglées sur ses pulsations !... Fatalité ! malheur et tourment !... »

Et, en parlant de cette façon étrange, le vieillard jeta les yeux sur son établi. Là se trouvaient toutes les parties d’une montre qu’il avait soigneusement démontées. Il prit une sorte de cylindre creux, appelé barillet, et dans lequel est enfermé le ressort ; il en retira la spirale d’acier qui, au lieu de se détendre, suivant les lois de son élasticité, demeura roulée sur elle-même ainsi qu’une vipère endormie ; elle semblait nouée, comme ces vieillards impotents dont le sang s’est figé à la longue. Maître Zacharius essaya vainement de la dérouler de ses doigts amaigris, dont la fantastique silhouette s’allongeait démesurément sur la muraille, et bientôt, avec un terrible cri de colère, il la précipita par le judas dans les noirs tourbillons du Rhône.

Gérande demeurait immobile, les pieds cloués à terre, sans souffle, sans mouvement ; elle voulait et ne pouvait s’approcher de son père ; de vertigineuses hallucinations l’enlaçaient tout entière. Soudain, elle entendit dans l’ombre une voix murmurer à son oreille :

« Gérande, ma chère Gérande ! les douleurs vous tiennent encore éveillée ! Rentrez, je vous prie, la nuit est froide.

– Aubert ! murmura-t-elle à mi-voix.

– Ne vous ai-je pas suivie au milieu de votre tristesse ? »

Ces douces paroles firent revenir le sang au coeur de la jeune fille ; elle s’appuya au bras de l’ouvrier et lui dit :

« Mon père est bien malade, Aubert ; vous seul pouvez le guérir. Cette affection de l’âme ne céderait pas aux consolations de sa fille. Il a l’esprit frappé d’un accident fort naturel, et, en travaillant avec lui à réparer ses montres, vous le ramènerez à la raison ; car il n’est pas vrai, ajouta-t-elle, encore tout impressionnée, que sa vie influe sur le mouvement de ses horloges ? »

Aubert ne répondit pas.

« Mais ce serait donc un métier réprouvé du Ciel ! fit Gérande en frissonnant.

– Je ne sais, répondit l’ouvrier, en réchauffant de ses mains les mains glacées de la jeune fille. Mais retournez à votre chambre, ma pauvre enfant, et laissez l’ange des rêves effeuiller quelques espérances sur votre coeur. »

Gérande regagna lentement sa chambre, et demeura jusqu’au jour sans que le sommeil s’appesantît ses paupières, tandis que maître Zacharius, muet et immobile, regardait le fleuve couler bruyamment à ses pieds.
(à suivre)