23 de febr. 2011

Maître Zacharius II



Maître Zacharius ou l’horloger
qui avait perdu son âme


TRADITION GENEVOISE
par

Jules VERNE
(Cont.)

II
L’ORGUEIL DE LA SCIENCE

La sévérité du marchand genevois en affaires est devenue proverbiale : il est d’une probité rigide et d’une excessive droiture. Quelle devait donc être la tristesse de maître Zacharius, en voyant ces montres, montées avec une si grande sollicitude, lui revenir sans mouvement !

Or, ces montres s’arrêtaient subitement, sans aucune raison apparente ; les rouages étaient en bon état et parfaitement établis, seulement les ressorts avaient perdu leur élasticité. L’horloger essaya vainement de les remplacer, les roues demeurèrent immobiles. Ces accidents surnaturels firent un tort immense à maître Zacharius ; son habileté, ses magnifiques inventions avaient laissé maintes fois sur lui planer des soupçons de sorcellerie, qui reprirent dès lors consistance. Le bruit en parvint jusqu’à Gérande, et elle trembla souvent pour son père, lorsque des regards malintentionnés se fixaient sur lui.

Cependant, le lendemain de cette nuit d’angoisses, maître Zacharius parut se remettre au travail avec quelque confiance ; le soleil du matin lui rendit la raison plus saine et plus indépendante. Aubert ne tarda pas à le rejoindre, et en reçut un bonjour plein d’affabilité.

« Je vais mieux, dit-il ; je ne sais quels étranges maux de tête m’obsédaient hier ; mais le soleil a chassé tout cela avec les nuages de la nuit.

– Ma foi ! maître, répondit Aubert, je n’aime la nuit ni pour vous, ni pour moi !

–Si tu deviens jamais un homme de haute et grande valeur, Aubert, tu comprendras que le jour t’est nécessaire comme la nourriture : un savant se doit aux flatteries du reste des hommes.

– Maître, voilà le péché d’orgueil qui vous reprend.

– De l’orgueil ! Aubert ; détruis mon passé, anéantis mon présent, dissipe mon avenir, et il me sera permis de vivre dans l’obscurité. Pauvre garçon ! qui ne comprend pas les sublimes choses auxquelles son art se rattache tout entier ! N’es-tu donc qu’un outil matériel entre mes mains ? Tiens, Aubert, tu me ferais pitié si je savais que ton intelligence ne dût pas concevoir un jour ces théories !

– Cependant, maître Zacharius, reprit Aubert, vous m’avez toujours vu ajustant ces rouages, forgeant ces métaux, trempant ces ressorts, avec diligence et habileté.

– Sans aucun doute : tu es un bon ouvrier que j’aime ; mais tu ne crois avoir entre tes doigts que du cuivre, de l’or, de l’argent, et tu ne sens pas ces métaux que mon génie anime palpiter comme une chair vivante ! Aussi tu ne mourrais pas, toi, de la mort de tes oeuvres ! »

Maître Zacharius demeura silencieux après ces paroles ; mais Aubert reprit, pour détourner la conversation.

« Par ma foi ! j’aime à vous voir travaillant ainsi sans relâche ! Vous serez prêt pour la fête de notre corporation, car j’aperçois cette montre de cristal avancer rapidement.

– Sans doute, Aubert, s’écria le vieil horloger, et ce ne sera pas un mince honneur pour moi que d’avoir pu tailler et couper cette matière qui a la dureté du diamant. Ah ! Louis Berghem a bien fait de perfectionner l’art des diamantaires, qui nous permet de polir et percer les pierres les plus dures ! »

Maître Zacharius tenait en ce moment de petites pièces d’horlogerie en cristal taillé et d’un travail exquis ; les rouages, les pivots, le boîtier de cette montre étaient de la même matière, et, dans cette oeuvre de la plus grande difficulté, il avait déployé un talent inimaginable.

« N’est-ce pas, reprit-il, tandis que ses joues s’empourpraient, qu’il sera beau de voir palpiter cette montre à travers son enveloppe transparente, et de pouvoir compter les battements de son coeur ?

– Je gage, maître, qu’elle ne variera pas d’une seconde par an !

– Et tu gageras à coup sûr : est-ce que je n’ai pas mis là le plus pur de mon existence ? est-ce que mon coeur varie ? »

Aubert n’osa pas lever les yeux sur son maître.

« Parle-moi franchement, reprit mélancoliquement le vieillard ; ne m’as-tu jamais pris pour un fou ? Ne me crois-tu pas livré parfois à de désastreuses folies ? Oui, n’est-ce pas ? Dans les yeux de ma fille et dans les tiens, j’ai lu souvent ma condamnation. Oh ! s’écria-t-il avec douleur, n’être pas même compris des êtres que l’on aime le plus au monde ! Mais à toi, Aubert, je te prouverai que j’ai raison ! Ne secoue pas la tête ; car tu seras stupéfié ; le jour où tu m’écouteras avec attention, tu verras que j’ai découvert les secrets de l’existence, les secrets de l’union mystérieuse de l’âme et du corps ! »

En parlant ainsi, Zacharius resplendissait d’une fierté magnifique ; ses yeux brillaient d’un feu surnaturel, et l’orgueil lui courait à pleines veines ; le cerveau de cet homme devait être calciné par sa brûlante imagination, comme des murailles incendiées ; et, cependant, si jamais vanité eût pu être légitime, c’eût bien été celle de maître Zacharius.

L’horlogerie, jusqu’à lui, était presque demeurée dans l’enfance de l’art. Depuis le jour où Platon, quatre cents ans avant l’ère chrétienne, inventa l’horloge nocturne, sorte de clepsydre qui indiquait les heures de la nuit par le son et le jeu d’une flûte, la science resta presque stationnaire ; les maîtres travaillèrent plutôt l’art que la mécanique ; ce fut l’époque des belles horloges en fer, en cuivre, en bois, en argent même, finement sculptées et fouillées, comme une aiguière de Cellini. On avait un chef-d’oeuvre de ciselure, qui mesurait le temps d’une façon fort imparfaite, mais on avait un chef-d’oeuvre. Quand l’imagination de l’artiste ne se tourna pas du côté de la perfection plastique, elle s’ingénia à créer de ces horloges à personnages mouvants, à sonneries chantantes, qui eurent toute une mise en scène réglée d’une façon fort divertissante. Au surplus, qui s’inquiétait, à cette bonne époque, de régulariser la marche du temps ? Les délais de droit n’étaient pas strictement inventés ; les sciences physiques et astronomiques n’établissaient pas leurs calculs sur des mesures scrupuleusement exactes ; il n’y avait ni bourses fermant à heure fixe, ni convois partant à la seconde ; le soir, on sonnait le couvre-feu, et la nuit, on criait les heures au milieu du silence. Certes, on vivait moins de temps, si l’existence se mesure à la quantité des affaires, mais on vivait mieux. L’esprit s’enrichissait de ces nobles sentiments nés de la contemplation des chefs-d’oeuvre, et l’art ne se faisait pas à la course ; on bâtissait une église en deux siècles ; un peintre ne faisait que deux tableaux en sa vie ; un poète ne composait qu’une oeuvre éminente, mais c’étaient autant de chefs-d’oeuvre que les siècles se chargeaient d’apprécier.

Lorsque les sciences exactes firent enfin des progrès, l’horlogerie suivit leur essor, mais elle fut toujours arrêtée par une insurmontable difficulté : la mesure régulière et continue du temps.

Or, ce fut au milieu de cette stagnation que maître Zacharius inventa l’échappement, qui lui permettait d’obtenir une régularité mathématique, en soumettant le mouvement à une force constante. Cette invention avait tourné la tête du vieil horloger ; l’orgueil avait monté dans son coeur, comme le mercure dans le thermomètre, et avait atteint la température des folies transcendantes ; par analogie, il s’était laissé aller à des conséquences matérialistes ; il s’imaginait avoir surpris les secrets de l’union de l’âme au corps.

Aussi, voyant qu’Aubert Thün l’écoutait avec attention, il lui dit, d’un ton simple et convaincu :

« Sais-tu ce qu’est la vie, mon enfant ? As-tu compris l’action de ces ressorts qui produisent l’existence ? As-tu regardé dans toi-même ? Avec les yeux de la science, tu aurais vu le rapport intime qui existe entre l’oeuvre de Dieu et la mienne ! C’est sur sa créature que j’ai copié la succession des rouages de mes horloges.



– Maître, reprit vivement Aubert, vous comparez une machine de cuivre et d’acier à ce souffle de Dieu nommé l’âme, et qui anime les corps, comme la brise communique le mouvement aux fleurs. Peut-il exister des roues imperceptibles qui fassent mouvoir nos jambes et nos bras ? Quelles pièces seraient si bien ajustées, qu’elles engendrassent les pensées en nous ?

– Là n’est pas la question, répondit doucement maître Zacharius, avec l’entêtement de l’aveugle qui marche à l’abîme : pour me comprendre, rappelle-toi le but de l’échappement que j’ai inventé. Quand j’ai vu l’irrégularité de la marche d’une horloge, j’ai compris que le mouvement renfermé dans son sein ne suffisait pas ; il fallait le soumettre à la régularité d’une autre force indépendante ; j’ai imaginé que le balancier, dont les oscillations sont régulières et d’une égale durée, pourrait me rendre ce service ; mais, peu à peu, ses oscillations diminuaient et s’arrêtaient enfin. Or, ce fut sublime de lui faire rendre sa force perdue, par ce mouvement même de l’horloge, qu’il était chargé de régulariser ! »

Aubert fit un signe d’assentiment.

« Maintenant, Aubert, continua le vieil horloger en s’animant, jette un regard à travers les opaques enveloppes de l’existence. Ne comprends-tu donc pas qu’il y a deux forces distinctes en nous : celle de l’âme et celle du corps, c’est-à-dire un mouvement et un régulateur ? L’âme est le principe de la vie : donc c’est le mouvement ; qu’il soit produit par un poids, par un ressort ou par une influence céleste, il n’en est pas moins au coeur. Mais, sans le corps, ce mouvement serait inégal, irrégulier, impossible, moins que cela : aussi le corps vient-il régler l’âme ; comme le balancier, il est soumis à des oscillations régulières ; et ceci est tellement vrai, que l’on se porte mal lorsque le boire, le manger, le sommeil, en un mot les fonctions du corps ne sont pas réglées. Comme dans mes montres, l’âme rend au corps la force perdue par ses oscillations. Qu’est donc cette union intime du corps et de l’âme, sinon un échappement merveilleux, par lequel les rouages de l’un viennent s’engrener dans les rouages de l’autre ? Eh bien, voilà ce que j’ai deviné, trouvé, appliqué, et il n’y a plus de secrets pour moi dans cette vie qui n’est, après tout, qu’une ingénieuse mécanique ! »

Maître Zacharius était sublime dans cette hallucination, où il croyait atteindre aux derniers mystères de l’infini. Mais sa fille Gérande, arrêtée sur le seuil de la porte, avait tout entendu ; elle se précipita dans les bras de son père, qui la pressa convulsivement sur son sein ; elle pleurait.

« Qu’as-tu, ma fille ? lui demanda maître Zacharius.

– Si je n’avais qu’un ressort ici, dit-elle en mettant la main sur son coeur, je ne vous aimerais pas tant, mon père ! »

Zacharius regarda fixement sa fille, et ne lui répondit pas.

Soudain, il poussa un cri, porta vivement la main à son coeur, et tomba défaillant sur son vieux fauteuil de cuir.

« Mon père ! qu’avez-vous ?

– Du secours ! s’écria Aubert. Scholastique ! »

Mais Scholastique n’accourut pas aussitôt ; on avait heurté le marteau de la porte d’entrée ; elle alla ouvrir, et revint à l’atelier ; mais avant qu’elle eût ouvert la bouche, le vieil horloger, ayant repris ses sens, lui dit :

« J’ai senti, ma vieille Scholastique, que tu m’apportes encore une de ces montres maudites qui s’est arrêtée !

– Jésus ! c’est pourtant la vérité, répondit Scholastique, en remettant une montre à Aubert.

– Oh ! mon coeur ne se trompe pas », fit douloureusement le vieillard avec un triste soupir.

Cependant, Aubert avait remonté la montre, mais elle ne marchait plus.


(à suivre)