6 d’oct. 2015

Elogio de la música vulgar

Marcel Proust
Les Plaisirs et les Jours 
(1896) 



XIII 

ELOGIO DE LA MÚSICA VULGAR 

Detestad la música vulgar pero no la menospreciéis.

Esta música que se interpreta y se canta más a menudo y más apasionadamente que la buena, poco a poco se ha ido llenando de los sueños y de las lágrimas de los hombres. Veneradla por ello. Su sitio -insignificante en la historia del arte- es inmenso en la historia sentimental de las sociedades. El respeto, no digo el amor, por la música vulgar no constituye solamente una forma de lo que podría llamarse la caridad del buen gusto o su escepticismo, sino la conciencia de la importancia del papel social de la música.

Cuántas melodías sin ningún valor a los ojos de los artistas son las confidentes elegidas por los jóvenes novelescos y las enamoradas. Cuántos « bagues d’or », cuántos « Ah! reste longtemps endormie»… Partituras que pasan temblado cada noche manos tal vez merecidamente célebres y que quedan empapadas de las lágrimas de los ojos más hermosos del mundo… El más puro de los grandes maestros envidiaría ese tributo melancólico y voluptuoso, - confidentes ingeniosas e inspiradas que ennoblecen la pena y exaltan los sueños, y a cambio del secreto ardiente que se les confía, otorgan la embriagadora ilusión de belleza. El pueblo, la burguesía, los militares y la nobleza tienen los mismos mensajeros, portadores del dolor que les sacude y de la felicidad que les llena, los mismos emisarios invisibles del amor, los mismos confidentes bien amados. Que son los músicos incultos.

Un estribillo irritante, que cualquier oreja bien nacida y bien educada rechazará en el instante mismo que lo escucha, ha recibido los tesoros de miles de almas y guardado los secretos de miles de vidas para las que constituyó la inspiración personificada, la gracia ensoñadora, el ideal y el consuelo siempre dispuesto, siempre entreabierto en el atril del piano… Este arpegio o aquella vuelta hacen resonar en el alma del enamorado y del soñador las armonías del paraíso o la voz misma de su amada. Un cuaderno de romanzas vulgares, desgastado por haberse usado demasiado, nos tiene que emocionar como los cementerios y las aldeas. No os importa que las casas no tengan estilo o que las tumbas desaparezcan bajo inscripciones y adornos de mal gusto… De este polvo puede elevarse, en presencia de una imaginación simpatizante y suficientemente respetuosa para acallar su desdeño estético, una densa nube de almas que nos traerán en el pico los sueños todavía frescos que les hicieron presentir el otro mundo y gozar o llorar en el nuestro.



ÉLOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE 

Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu’elle elle s’est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu’elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l’histoire de l’Art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l’amour, de la mauvaise musique n’est pas seulement une forme de ce qu’on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c’est encore la conscience de l’importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d’un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de « bagues d’or », de « Ah ! reste longtemps endormie », dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut, – confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu’on leur confie donnent l’enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l’armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d’amour, les mêmes confesseurs bienaimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l’instant d’écouter, a reçu le trésor de milliers d’âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l’inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l’idéal. Tels arpèges, telle « rentrée » ont fait résonner dans l’âme de plus d’un amoureux ou d’un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bienaimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme un village. Qu’importe que les maisons n’aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s’envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l’autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci.


IN PRAISE OF BAD MUSIC

Detest bad music but do not despise it. As it is played, and especially sung, much more passionately than good music, it has much more than the latter been impregnated, little by little, with man’s tears. Hold it therefore in veneration. It’s place, nonexistent in the history of art, is immense in the sentimental history of nations. The respect – I do not say love – for bad music is not only a form of what might be called the charity of good taste, or its skepticism; it is also the consciousness of the importance of music’s social role. How many tunes, worthless in the eyes of an artist, are numbered among the chosen confidants of a multitude of romantic young men and girls in love. How many “bague d’or,” how many “Ah! reste longtemps endormi,” whose pages are turned tremblingly every evening by hands justly famous, drenched with the tears of the most beautiful eyes in the world, whose melancholy and voluptuous tribute would be the envy of the purest musicians – ingenious and inspired confidants that ennoble sorrow ad exalt dreams and, in exchange for the ardent secret confided to them, give the intoxicating illusion of beauty. The people, the bourgeoisie, the army, the nobility, all of them, just as they have the same mail carriers, purveyors of afflicting sorrow or of crowning joy, have the same invisible messengers of love, the same cherished confessors. Bad musicians, certainly. Some miserable ritournelle that every well-born and well-trained ear instantly refuses to listen to receives the tribute of millions of souls, guards the secret of millions of lives for whom it has been the living inspiration, the ever ready consolation always open on the piano-rack, the dreamy charm and the ideal. Certain arpeggios, a certain “rentreee” have made the soul of many a lover vibrate with the harmonies of Paradise of the voice of the beloved herself. A collection of bad Romances worn with constant use should touch us as a cemetery touches us, or a village. What does it matter if the houses have no style, if the tombstones are hidden by inscriptions and ornaments in execrable taste? Before an imagination sympathetic and respectful enough to silence for a moment its aesthetic scorn, from this dust that flock of souls may rise holding in their beaks the still verdant dream which has given them a foretastes of the other world, and made them rejoice or weep in this one.


À la recherche du temps perdu
Édition 1919
Tome 2
Du côté de chez swann
Deuxième partie : Un amour de swann

«[Swann] lui demandait de jouer à la place [de la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico] la petite phrase de la sonate de Vinteuil […]. La petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. […] Et souvent, quand c’était l’intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de Swann s’en trouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait pas à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d’être purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le soucis des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette. […] A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un seul sens. […] Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son!«.