23 de febr. 2011

Maître Zacharius V




Maître Zacharius ou l’horloger
qui avait perdu son âme


TRADITION GENEVOISE
par

Jules VERNE


V
L’HEURE DE LA MORT

Quelques jours s’écoulèrent encore, et maître Zacharius, cet homme presque mort, se releva de son lit et revint à la vie par une surexcitation surnaturelle. Il vivait d’orgueil. Mais Gérande ne s’y trompa pas : le corps et l’âme de son père étaient à jamais perdus. On le vit occupé à rassembler ses dernières ressources, sans prendre souci des siens ; il dépensait une énergie et une rapidité incroyables ; marchant, furetant, brocantant et marmottant de mystérieuses paroles.

Un matin, Gérande descendit à son atelier ; maître Zacharius n’y était pas. Pendant toute cette journée, elle l’attendit. maître Zacharius ne revint pas. Gérande pleura toutes les larmes de ses yeux pendant cette absence, et ses larmes tarirent, car son père ne reparut pas. Aubert parcourut la ville et acquit la triste certitude que le vieillard l’avait quittée.

« Suivons, suivons mon père, s’écria Gérande, quand le jeune ouvrier lui rapporta ces douloureuses nouvelles.

– Où peut-il être ? » se demanda Aubert.

Une inspiration illumina soudain son esprit ; les dernières paroles de maître Zacharius lui revinrent à la mémoire... L’horloger ne vivait plus que dans cette vieille horloge de fer : on ne la lui avait pas rendue !... Maître Zacharius devait s’être mis à sa recherche.

Aubert communiqua ces pensées à Gérande.

« Voyons le livre de mon père », lui répondit-elle.

Tous deux allèrent à l’atelier... Le livre était ouvert sur l’établi. Toutes les livraisons faites par l’horloger, et qui lui étaient revenues par suite de leur accident, étaient effacées d’une main tremblante, toutes, excepté celle-ci :

« Vendu au seigneur Pittonaccio une horloge en fer, à sonnerie et à personnages mouvants, déposée en son château d’Andernatt, au milieu des Dents-du-Midi. »

C’était cette horloge morale dont la vieille Scholastique avait parlé tant de fois et avec tant d’éloges.

« Mon père est là ! s’écria Gérande.

– Courons-y, ma pauvre fiancée, répondit Aubert ; nous pouvons le sauver encore !...

– Non pas pour cette vie, murmura Gérande, mais au moins pour l’autre.

– À la grâce de Dieu, Gérande ; ces Dents-du-Midi sont des pics incultes situés à une vingtaine d’heures de Genève, et nous y arriverons... »

Ce soir-là même, Aubert et Gérande, suivis de leur vieille servante, cheminaient à pied sur la route qui côtoie le lac de Genève. Ils firent cinq lieues dans la nuit, ne s’étant arrêtés ni à Suez, ni à Thonon, ni à Hermance ; ils traversèrent à gué et non sans peine le torrent de la Drance ; en tous lieux ils s’inquiétaient de Zacharius, et eurent bientôt la certitude qu’ils marchaient sur ses traces.

Le lendemain, à la chute du jour, ils atteignirent Évian, d’où la côte de la Suisse se développe aux regards sur une étendue de douze lieues ; mais les deux fiancés n’aperçurent ces sites enchanteurs qu’à travers le brouillard de leur tristesse. Ils se soutenaient par une force surnaturelle ; Aubert, appuyé sur un bâton noueux, offrait tantôt son bras à Gérande et tantôt à la vieille Scholastique, puisant dans son coeur une suprême énergie pour soutenir ses faibles compagnes. Ils parlaient de leurs douleurs, de leurs rares espérances, et suivaient ainsi cette belle route à fleur d’eau, prolongée au pied de ce plateau rétréci, qui relie les bords du lac aux hautes montagnes du Chalais. Bientôt ils atteignirent Bouveret, à l’endroit où le Rhône entre dans le lac de Genève.

À partir de cette ville, la direction de leur poursuite les entraîna loin du lac, et leur fatigue s’accrut au milieu de cette végétation aride. Vouvray, Vionnaz, Murey, villages à demi perdus, demeurèrent bientôt derrière eux. Cependant, leurs genoux fléchirent, leurs pieds se déchirèrent à ces crêtes aiguës qui hérissaient le sol comme des broussailles de granit ; mais le vieillard semblait fuir devant eux. Il fallait le retrouver pourtant, et ils ne demandèrent le repos et l’hospitalité ni à ces bourgades isolées, ni au château de Monthey, qui, avec ses dépendances, forma l’apanage de Marguerite de Savoie, femme du comte Herman de Kybourg ; enfin, vers la fin de cette journée, ils parvinrent, presque mourants, à l’ermitage de Notre-Dame du Sex, situé à la base de la Dent-du-Midi, et néanmoins élevé à six cents pieds au-dessus du Rhône.

L’ermite les reçut tous trois à la tombée de la nuit ; les malheureux n’auraient pu faire un pas en avant, et là, du moins, avec quelques réconforts de la vie matérielle, ils purent encore recevoir les espérances de la religion.

L’ermite ne leur donna aucune nouvelle de maître Zacharius ; à peine pouvait-on espérer le retrouver vivant au sein de ces mornes solitudes. La nuit était profonde, l’ouragan sifflait dans la montagne, et les avalanches oscillaient sur le sommet des rocs ébranlés.

Les deux fiancés, accroupis devant le foyer de l’ermite, lui racontaient cette douloureuse histoire. Leurs vêtements, imprégnés par la neige, séchaient dans quelque coin obscur, et le chien, au-dehors, poussait de lugubres aboiements qui, mêlés avec la rafale, composaient des harmonies étranges.

« L’orgueil, dit l’ermite à ses hôtes, a perdu un ange créé pour le bien ; c’est la pierre d’achoppement où se heurtent les destinées de l’homme ; à l’orgueil, ce principe de tous vices, on ne peut opposer aucun raisonnement, puisque, par sa nature même, l’orgueilleux se refuse à les entendre... Il n’y a donc plus qu’à prier pour lui. »

Tous quatre s’agenouillaient, quand les aboiements du chien redoublèrent, et l’on heurta à la porte de l’ermitage.

« Ouvrez, au nom du diable ! s’écria-t-on ; ouvrez au nom de Dieu ! »

La porte céda sous de violents efforts, et il apparut un homme échevelé, hagard, à peine vêtu.

« Mon père ! » s’écria Gérande.

C’était en effet maître Zacharius.

« Où suis-je ? fit-il ; dans l’éternité ?... Le temps est fini... les heures ne sonnent plus... les aiguilles s’arrêtent !

– Mon père ! reprit Gérande avec une si déchirante émotion, que le vieillard sembla revenir au monde des vivants.

– Toi ici, ma Gérande ! s’écria-t-il, et toi, Aubert !... Ah ! mes joils fiancés, vous venez vous marier à notre vieille église !

– Mon père, dit Gérande en le saisissant par le bras, revenez à votre maison de Genève, revenez avec nous ! »

Le vieillard échappa à son étreinte et revint vers la porte, sur le seuil de laquelle la neige entassait déjà des glaçons.

« N’abandonnez pas vos enfants ! dit Aubert.

– Pourquoi, répondit tristement le vieil horloger, pourquoi retourner à ces lieux qu’a déjà quittés ma vie, et où une partie de moi-même est à jamais enterrée ?

– Votre âme n’est pas morte ! lui répondit l’ermite d’une voix grave.

– Retenez-le ! retenez mon père ! » s’écria Gérande.

Mais le vieillard avait franchi le seuil et s’était élancé à travers la nuit et la neige en criant :

« À moi ! à moi, mon âme !... »

Gérande, Aubert et Scholastique se précipitèrent sur ses pas ; ils marchèrent par d’impraticables sentiers ; maître Zacharius allait comme l’ouragan, poussé par une force irrésistible. La neige tourbillonnait autour d’eux et mêlait ses flocons blancs à l’écume des torrents.
En passant devant la chapelle de Véroliez, élevée en mémoire du massacre de la légion thébaine, Gérande, Aubert et Scholastique se signèrent précipitamment : maître Zacharius ne se découvrit pas.

« Mon âme !... Oh ! non... ses rouages sont bons !... Je la sens battre à temps égaux...

– Votre âme est immatérielle ! votre âme est immortelle ! dit l’ermite avec force.

– Oui, comme ma gloire !... Mais elle est enfermée au château d’Andernatt, et je veux la ravoir ! »

L’ermite se signa ; Scholastique était presque inanimée ; Aubert soutenait Gérande dans ses bras.

« Le château d’Andernatt est habité par un damné, reprit l’ermite avec terreur, un damné qui ne salue pas la croix de mon ermitage.

– Mon père ! n’y va pas !

– Je veux mon âme ! mon âme est à moi !... »

Enfin le village d’Évionnaz apparut au milieu de cette plaine inculte et dévastée ; le coeur le plus endurci se serait violemment ému en voyant cette bourgade, construite sur l’emplacement de l’ancienne ville d’Épauna, non pas endormie, mais évanouie dans ces mélancoliques solitudes. Le vieillard passa outre ; il se dirigea vers la gauche ; il gravit les plus hauts sommets des Dents-du-Midi, montagnes d’une aridité désespérante, qui mordent le ciel de leurs pics aigus... Bientôt une ruine, vieille et sombre comme les rocs de sa base, se dressa devant lui.

« C’est là ! là !... » s’écria-t-il en précipitant de nouveau sa course effrénée.

Le château d’Andernatt, à cette époque, n’offrait déjà plus que des ruines ; une tour épaisse, usée, tremblante, déchiquetée, le dominait d’une façon terrible et semblait menacer de sa chute éternelle les vieux pignons de Germanie qui se dressaient à ses pieds. Ces vastes amoncellements de pierres faisaient mal à voir ; on pressentait, au milieu des encombrements, des salles dévastées, des plafonds effondrés et d’immondes réceptacles à lézards et à vipères ; là devaient s’étaler ces cours silencieuses qui ressemblent à des cimetières profanés, où les bruits insolites crépitent à la nuit tombante et se mêlent à cette brume nauséabonde qui tombe des voûtes séculaires.

Une poterne, étroite et basse, s’ouvrant sur un fossé rempli de décombres, donnait accès dans le château d’Andernatt. Quels habitants des mondes mystérieux avaient passé par là ? On ne sait. Sans doute, quelque margrave, moitié brigand, moitié seigneur, séjourna dans cette habitation ; au margrave succédèrent les bandits ou les faux monnayeurs, écartelés, brûlés, pendus sur le théâtre de leur crime ; et sans doute, par les lunes d’hiver, Satan venait conduire ses sarabandes traditionnelles sur le penchant des gorges profondes, où s’engloutissait l’ombre gigantesque de ces ruines !

Maître Zacharius ne fut point épouvanté de cet aspect sinistre ; il parvint à la poterne, toujours suivi de ces malheureux compagnons. Personne ne l’empêcha de passer ; une grande et ténébreuse cour s’offrit à ses yeux ; personne ne l’empêcha de la traverser. Il gravit une sorte de plan incliné qui conduisait à l’un de ces longs corridors, dont les arceaux romans semblent écraser le jour sous leurs pesantes retombées. Personne ne s’opposa à son passage à travers ces interminables galeries, où des formes indistinctes rôdaient par les nuits d’orage.

Maître Zacharius, guidé par une force inconnue, semblait sûr de son chemin, il marchait d’un pas rapide. Il arriva à une vieille porte vermoulue qui s’ébranla sous sa main, tandis que les chouettes et les chauves-souris traçaient d’obliques cercles autour de sa tête. Une salle immense, mieux conservée que les autres, se présenta à lui ; de hauts panneaux sculptés en revêtaient les murs, sur lesquels les larves, les goules, les tarasques semblaient s’agiter confusément ; quelques fenêtres, longues et étroites, pareilles à des meurtrières, frissonnaient sous les décharges de la tempête.

Maître Zacharius, arrivé au milieu de cette salle, poussa soudain un cri de joie.

Sur un support en fer accolé à la muraille reposait cette horloge où résidait sa vie tout entière ; elle représentait une vieille église romane, avec ses contreforts en fer forgé et son lourd clocher, où se trouvait une sonnerie complète pour l’antienne du jour, l’angélus, la messe, les vêpres, complies et salut. Au-dessus de la porte de l’église, qui s’ouvrait à l’heure des offices, était creusée une rosace au centre de laquelle se mouvaient deux aiguilles, et dont l’archivolte reproduisait les douze heures du cadran sculptées en relief ; c’était un chef-d’oeuvre sans égal. Entre la porte et la rosace, ainsi que l’avait raconté la vieille Scholastique, une maxime relative à l’emploi de chaque instant de la journée apparaissait dans un cadre de cuivre. Maître Zacharius avait autrefois réglé cette succession de devises avec une sollicitude toute chrétienne ; les heures de prière, de travail, de repas, d’affection de famille, de récréation et de repos se suivaient, selon la discipline religieuse, et devaient infailliblement faire le salut d’un observateur exact de leurs recommandations.

Maître Zacharius, ivre de joie, allait s’emparer de cette horloge, quand un rire strident éclata derrière lui ; il se retourna, et, à la lueur d’une lampe fumeuse, il reconnut le petit vieillard de Genève !

« Vous ici ? » s’écria-t-il.

Gérande eut peur, et, s’il faut le dire, non moins peur de son père que de cette singulière créature. Elle se pressa contre son fiancé.

« Bonjour, maître Zacharius, fit le petit homme.

– Qui êtes-vous ?

– Le seigneur Pittonaccio, pour vous servir ! Vous êtes venu me donner votre fille ; vous vous êtes souvenu de mes paroles : Gérande n’épousera pas Aubert. »

Le jeune ouvrier s’élança sur Pittonaccio, qui lui échappa comme une ombre.

« Arrête, Aubert ! dit maître Zacharius avec violence.

– Bonne nuit, fit Pittonaccio, qui disparut en laissant après lui la plus profonde obscurité.

– Mon père, s’écria Gérande, fuyons ces lieux maudits !... Mon père !... »

Maître Zacharius n’était plus là, et poursuivait à travers les étages effondrés le fantôme de Pittonaccio. Scholastique, Aubert et Gérande demeurèrent tremblants dans cette salle immense ; la jeune fille était tombée sur un fauteuil de pierre ; la vieille servante s’agenouilla près d’elle et pria ; Aubert demeura debout à veiller sur elle ; de pâles lueurs serpentaient dans l’ombre, et le silence n’était interrompu que par le travail de ces petits animaux qui rongent les bois antiques, et que l’on croit être le bruit de l’horloge de la mort.

Aux premiers rayons du jour, ils s’aventurèrent tous trois par les escaliers sans fin qui circulaient sous cet amas de pierres. Pendant deux heures, ils errèrent ainsi sans rencontrer âme qui vive, et n’entendant qu’un écho lointain répondre à leurs cris : « Mon père ! – Maître Zacharius ! » Tantôt ils se trouvaient enfouis à cent pieds sous terre, tantôt ils dominaient de haut ces montagnes sauvages.

Le hasard les ramena enfin à la vaste salle qui les avait abrités pendant cette nuit d’angoisses ; mais elle n’était plus vide ; maître Zacharius et Pittonaccio y causaient gravement ensemble, l’un debout et raide comme un cadavre, l’autre accroupi sur une table de marbre. Zacharius, ayant aperçu Gérande, vint la prendre par la main et la conduisit vers Pittonaccio en lui disant :

« Voilà ton maître et seigneur, ma fille ! Gérande, voilà ton époux ! »

Gérande frissonna de la tête aux pieds.

« Jamais ! s’écria Aubert, car elle est ma fiancée.

– Jamais ! » répondit le coeur de Gérande comme un écho plaintif.

Pittonaccio se prit à rire.

« Vous voulez donc ma mort ? s’écria le vieillard. Là est enfermée ma vie, et cet homme m’a dit : "Quand j’aurai ta fille, cette horloge t’appartiendra." Et cet homme ne veut pas la remonter ; il peut la briser à sa fantaisie et me précipiter dans la mort ! Ah ! ma fille ! tu ne m’aimerais plus ?

– Mon père ! soupira Gérande en reprenant ses sens.

– Si tu savais combien j’ai souffert loin de ce principe de mon existence ! Peut-être ne soignait-on pas cette horloge ; peut-être laissait-on ses ressorts s’user et ses rouages s’embarrasser ; mais maintenant, de mes propres mains, vais l’huiler et la régler ; je veux soutenir cette santé si chère, car il ne faut pas que je meure, moi, le grand horloger de Genève et du monde ! Regarde, ma fille, comme ces aiguilles avancent d’un pas ferme et sûr. Tiens, voici cinq heures qui vont sonner, écoute bien, et vois la belle maxime qui va s’offrir à tes yeux. »

Cinq heures tintèrent au clocher de l’horloge avec un bruit étrange, qui résonna douloureusement dans l’âme de Gérande, et ces mots parurent en lettres rouges :

Il faut manger les fruits de l’arbre de science.

Aubert et Gérande se regardèrent avec une stupéfaction terrible. Ce n’étaient plus les orthodoxes devises de l’horloger catholique ; il fallait que le souffle de Satan eût passé par là. Mais Zacharius n’y prenait plus garde, et il reprit :

« Entends-tu, ma Gérande ? Je vis, je vis encore ! Écoute ma respiration égale ; vois le sang circuler dans mes veines !... Non ! tu ne voudrais pas tuer ton père, et tu accepteras cet homme pour époux, afin que je devienne centenaire et que j’atteigne à la puissance de Dieu ! »

À ces mots impies, la vieille Scholastique se signa et Pittonaccio poussa un rugissement de damné !

« Et puis, Gérande, tu seras heureuse avec lui ! Vois cet homme, c’est le Temps ; ton existence sera réglée avec une précision bien douce à l’âme ! Gérande ! puisque je t’ai donné la vie, rends la vie à ton père !

– Gérande, murmura Aubert, je suis ton fiancé !

– Ami, c’est mon père ! répondit Gérande en s’affaissant sur elle-même.

– Elle est à toi ! dit maître Zacharius ; Pittonaccio, tu tiendras ta promesse !

– Voici la clef de cette horloge », répondit le petit vieillard.

Zacharius s’empara d’une longue clef, qui ressemblait à une couleuvre déroulée ; il courut à l’horloge, qu’il se mit à monter avec une vélocité fantastique. Le grincement du ressort faisait mal aux nerfs. L’horloger tournait, tournait toujours, sans que son bras s’arrêtât ; il semblait que ce mouvement de rotation fût indépendant de sa volonté. Il tourna ainsi de plus en plus vite, avec des contorsions étranges, jusqu’à ce qu’il tombât de lassitude.

« La voilà montée pour un siècle ! » s’écria-t-il avec une joie terrible.

Aubert sortit de la salle comme fou. Après de longs détours, il trouva l’issue de cette demeure maudite et s’élança dans la campagne. Il revint à l’ermitage de Notre-Dame du Sex ; il parla au saint homme avec des paroles si désespérées, que celui-ci consentit à l’accompagner le soir même au château d’Andernatt.

Si, pendant ces heures d’angoisses, Gérande n’avait pas pleuré, c’est que les larmes s’étaient épuisées dans ses yeux. Maître Zacharius ne quittait pas cette immense salle ; il venait à chaque minute écouter les battements réguliers de la vieille horloge, et souriait avec une joie épouvantable. Cependant, dix heures avaient sonné, et, à la grande frayeur de Scholastique, ces mots étaient apparus sur le cadre d’argent :

L’homme peut devenir l’égal de Dieu.

Non seulement le vieillard n’était plus choqué par ces maximes odieuses, mais il les lisait avec délice et se complaisait à ces pensées d’orgueil, tandis que Pittonaccio tournait en rond autour de lui et l’enlaçait de replis tortueux et fantastiques.

L’acte de mariage devait se signer à minuit. Gérande, presque inanimée, ne voyait, n’entendait et ne comprenait qu’à peine ; Le silence n’était interrompu que par les gémissements du vieillard et les ricanements de Pittonaccio, dont plus d’une fois les ongles s’allongèrent immodérément.

Onze heures sonnèrent ; Zacharius tressaillit, et d’une voix joyeuse lut ces blasphèmes :

L’homme doit être l’esclave de la science,
et pour elle sacrifier parents et famille.

« Oui, s’écria-t-il, il n’y a que la science en ce monde ! »

Les aiguilles serpentaient sur ce cadran de fer avec des sifflements de vipère ; le mouvement de l’horloge battait à coups précipités et lugubres.

Maître Zacharius ne parlait plus, il râlait, et de sa poitrine oppressée il ne sortait que ces paroles entrecoupées :

« L’existence ! – La vie ! la science ! »

Cette scène avait deux nouveaux témoins : l’ermite et Aubert. Zacharius était debout, Pittonaccio accroupi, Gérande étendue plus morte que vive ; Scholastique priait.

Soudain, on entendit le bruit sec qui précède la sonnerie des heures. Zacharius se redressa.

« Voilà minuit ! » dit-il.

L’ermite étendit la main vers la vieille horloge, et minuit ne sonna pas. Maître Zacharius poussa alors un cri funèbre qui dut être entendu de l’enfer, lorsque ces mots apparurent :

Qui tentera de se faire l’égal de Dieu,
sera damné pour l’éternité !

La vieille horloge éclata avec un bruit de foudre ; le ressort s’en échappa et sauta à travers la salle avec mille contorsions fantastiques. Le vieillard courut après ; il cherchait en vain à le saisir ; il s’écriait :

« Mon âme ! mon âme ! »

Le ressort infernal sautait devant lui et rebondissait avec d’effrayantes grimaces. Mais voici que Pittonaccio le saisit soudain, et, avec un horrible blasphème, s’engloutit sous terre.

Maître Zacharius tomba à la renverse. Il était mort.

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Le corps de l’horloger ne fut pas inhumé en terre sainte, mais au milieu des pics incultes d’Andernatt, et puis Aubert et Gérande revinrent prier pour lui à Genève, pendant les longues années de bonheur que Dieu leur accorda sur la terre ; – juste récompense de l’humilité chrétienne par laquelle ils s’efforçaient d’expier l’orgueil et de racheter l’âme du réprouvé de la science.



1854.